Ça fait longtemps que notre célèbre voyageuse de l'art ne vit des expériences comme avant. Elle, qui avait le pouvoir pour s'immerger dans les tableaux. Elle, qui était toujours accompagnée d'une voix, celle de l'audioguide, qui lui racontait tout. Depuis quelque temps, tout cela n'est plus qu'un souvenir du sommeil profond.
Avec l'apathie qui a envahi ses expéditions muséales ces derniers temps, la voyageuse se trouve maintenant au musée Reina Sofía, dans la salle 205-206. Un énorme tableau remplit à lui seul un mur entier. Une petite lumière s’allume en elle. Elle le sent à l'intérieur. Elle sait ce qui va se passer et pourtant elle n'arrive toujours pas à y croire. L'espace commence à tourner. Le sol sur lequel ses pieds se trouvaient est maintenant une voie ferrée. "Je l'ai encore fait", se dit-elle.
L'euphorie initiale, qui ne disparaît à aucun moment de cette nouvelle aventure, se transforme désormais en incertitude. Elle se tient debout. Cependant, elle a le sentiment de se trouver dans une position non naturelle, d'où elle voit beaucoup de choses qu'elle ne peut expliquer. Des enfants jouent près d'un banc, le bruit de la mer vient de pas très loin. En arrière-plan, la litanie d'une étrange mélodie. C'est une image surréaliste, c'est sûr. Rapidement, la voix d'un vieil ami lui vient en aide : "Nous sommes devant l'œuvre la plus importante de l’artiste Ángeles Santos : Un mundo".
La voyageuse de l'art connaît ce tableau, ou plutôt, en a entendu parler. Oui, elle s'en souvient maintenant. Elle avait raison : Un mundo est une œuvre dans laquelle surréalisme et cubisme s'entremêlent dans une danse hypnotique. Il s'agit d'une peinture à l'huile mesurant pas moins de 290 x 310 centimètres, peinte en 1929. "Mon père m’a commandé une immense toile pour y mettre le monde ", murmure une jeune femme élancée assise juste derrière elle. La voyageuse de l'art la reconnaît.
C'est elle, Ángeles Santos. Une toute jeune Ángeles Santos, âgée d'à peine 18 ans, l'âge auquel elle a peint ce tableau qui a tant impressionné ses contemporains. "J'ai entendu dire que l'homme atteindra la planète Mars", lui dit l’artiste en allumant une cigarette. "J'ai peint ce tableau pour qu'on puisse l'envoyer là-bas et faire savoir aux Martiens à quoi ressemble notre planète Terre", ajoute-t-elle.
Certains pensent que le côté droit du tableau rappelle sa terre natale, Portbou, un endroit où le paysage aride contraste avec le bleu de la mer. Son fils Julián a commenté, dans le documentaire d'Eva Fontanals El mundo de Ángeles Santos, que ce lieu était pour sa mère "le souvenir d'une vie heureuse".
Le photographe et enseignant Eduard Olivella Falp a commenté dans cette même pièce audiovisuelle que "ce type de nature brute semble se refléter fortement dans ce traitement cubique du tableau". On la retrouve dans la terre marron clair, dans l'eau où jouent plusieurs personnes, dans les voies ferrées et la gare (car le père d'Ángeles était douanier), dans les formes qui émergent du cube et qui peuvent faire penser à une mer déchaînée.
La voyageuse de l'art regarde ensuite vers le côté droit du tableau, où un escalier monte vers le soleil. La jeune femme observe avec une attention soutenue les femmes étranges qui tachent leurs pinceaux de la couleur du soleil et descendent dans l'obscurité pour éclairer les étoiles.
L'année où Santos a peint cette œuvre, en 1929, la peintre avait à peine 18 ans et vivait avec sa famille à Valladolid. À cette époque, selon l'audioguide, elle a peint ce qui est considéré comme ses meilleures œuvres. En effet, sur l'une des façades ouvertes, on peut voir trois femmes en train de lire, une image très proche de celle d'une autre de ses œuvres les plus appréciées : La tertulia (Le club).
Pendant cette période de sa vie, Ángeles Santos est devenue très populaire en Espagne. Ses peintures en général, et sa toile Un mundo en particulier, ont fait une grande impression. Des personnes telles que Federico García Lorca et Ramón Gómez de la Serna ont sonné à sa porte avec l'intention de rencontrer le génie qui était né à Portbou. En fait, Gómez de la Serna, de 23 ans de plus qu’elle, lui a demandé de l'épouser. Pendant ce temps, Santos ne faisait qu'une chose : peindre, peindre et peindre. Tout venait de son imagination, "de la peinture d'avant-garde authentiquement espagnole", dit Eduard Olivella.
Le sol sous les pieds de la voyageuse de l’art s'enfonce et le monde change. Soudain, c’est la nuit. Elle ne peut rien voir. "Comment est-ce possible ?" se demande-t-elle. Le surréalisme, c'est ça le truc, c'est surréalisme. Une fois que ses yeux se sont habitués à l'obscurité, la voyageuse commence à voir. Des arbres secs, des formes sombres se déplacant parmi leurs branches... Elle observe tristement une femme qui marche dans la pénombre. C'est, une fois de plus, Ángeles, décrépite.
"En 1930", note l'audioguide, "les parents d’Ángeles Santos l’internent dans un centre de santé à Madrid". La peintre, accompagnée partout par son père, était malheureuse à Valladolid, comme elle le racontait à Gómez de la Serna dans ses lettres. Une nuit, l’artiste s'est promenée seule sur les rives de la Pisuerga pour enfin entrer dans l’eau froide de la rivière. Après avoir quitté le centre de santé, elle retourne dans sa province natale, Gérone. Ángeles Santos n'a jamais cessé de peindre, mais, après cet incident, elle n'a plus jamais peint à partir de son imagination.
Après avoir marché un moment dans l'obscurité de l'artiste, la voyageuse de l'art tombe sur une scène encore plus macabre que les précédentes : un homme en poignarde un autre. La jeune femme sent soudain la peur lui envahir le dos et elle se met à courir désespérément le long de la voie ferrée désormais vide. Un tunnel se dresse sur son chemin. Elle commence alors à sentir l'odeur de la mer et court vers la fin de son voyage.